LE VIEUX FUSIL

Ce dimanche soir là, peut-être en 1978 ou 79, réunion familiale à la maison. Un des nombreux frangins de ma mère se pointait avec sa femme et son bébé fraîchement pondu sous le bras pour venir bouffer, probablement un rôti de bœuf avec ses patates sautées le tout baignant dans du sang mêlé à de la graisse et qu'on appelle plus communément « du jus ». Les adultes aiment bien ce genre de réunion mais les enfants, eux, les redoutent tant ils s’emmerdent comme des rats.

Journée marathon donc, surtout pour ma mère qui tomba du lit pour tout préparer. Ménage de fond en comble d'une maison pourtant déjà propre afin d'être irréprochable envers ses invités, parce qu'on se juge en permanence dans ces grands tralalas. Même ma sacro-sainte chambre ne put échapper à cette tornade blanche. Ménage donc, et bien sûr, cuisine. Là aussi, elle serait jugée sur la saveur et la cuisson de son rôti pensait-elle... Du Top Chef avant l'heure.

19h. Arrivée en Simca 1000 bleue des invités. Bises, joie plus ou moins feinte de se retrouver, pelures enlevées et posées en tas sur le lit faute de porte-manteaux suffisants, phrases toutes faites de bienvenue qui seront répétées à chaque visite, constatation en le voyant que « le p’tit était devenu grand » et remise rapide d’un paquet pour lui. C’était bien là le seul truc agréable pour moi dans cette soirée qui s’annonçait d’un ennui mortel.

Tout gosse, j'ai très vite compris que ces soirées entre adultes n'étaient que la même pièce de théâtre maintes fois rejouée. Une fois la troupe installée sur canapé et chaises, le premier acte commençait avec l’apéro. Ça jacasse et rigole autour d'un large verre emplit d'un liquide sentant mauvais et que certains avalent le plus vite possible, comme s'il y avait un manque...
Une fois que chacun a eu sa dose de retrouvailles ou d'alcool, 2e acte, il est temps de passer à table. Plus d’une heure, paraissant interminable pour moi, s’était déjà écoulée. C'était horrible. Pire, je n’avais même plus faim à force d'attendre et surtout de m’être bourré de cacahuètes, de chipitos salés et de jus de fruits pendant l’apéro afin de tromper mon ennui.

Loufiat bon teint dans la vie, mon père devait sans doute se croire encore au boulot dans ce genre de sauterie intimiste en débouchant la bouteille de vin et servant ceux qui en voulaient. Ma mère, elle, continuait son squattage intensif de cuisine, endroit où elle passerait les 3/4 de la soirée, surveillant sa popote, apportant couverts et assiettes neuves, et discutant de loin avec ses convives de tout et surtout n’importe quoi. Leurs sujets de conversation congelaient mon amorce de cerveau. L'actualité du jour et de la semaine passée, la politique en cas d'élections proches, les ragots familiaux avec supplément de taillage des absents qui auront toujours tort... Toute cette banalité m’exaspérait. N'ayant jamais été mondain, et encore moins sociable, je n'étais pas à ma place et je n’avais qu’une envie : quitter la table et retrouver ma chambre, mon monde, où je régnais sans partage.

Entracte. Voyant que je commençais à m’agiter à cause de la frustration et de l’attente du dessert, ma mère décida de prendre les devants et de régler ce problème, qui menaçait le fragile équilibre de sa soirée qu'elle voulait parfaite, en m’expédiant, non pas dans ma chambre, mais devant la télé du salon. C’était plus poli et au moins là, je ne ferais plus de bruit. De plus, je resterais dans la ligne de mire du mirador matriarcal et le fond sonore du poste couvrirait merveilleusement les quelques blancs qu’il y a toujours dans les conversations. Elle alluma notre énorme télé couleurs, un Phillips de 70 cm, et appuya sur une des touches argentées carrées en façade pour sélectionner TF1, chaîne encore publique à ce moment là. Le classique générique du « cinéma du dimanche soir » démarrait tout juste, vous savez, avec l’étoile.



Je me retrouvais donc tout seul devant l'écran tandis que la conversation nullarde reprenait de plus belle derrière moi. Ce soir là, le film était Le Vieux Fusil.
Sacré meilleur film français de tous les temps, il n’en reste pas moins un long-métrage particulièrement dur et éprouvant pour un adulte normalement constitué. Alors imaginez ça sur un gamin de 7 ans…

Ne comprenant pas grand-chose à cette histoire de vengeance pendant la 2e Guerre Mondiale, je ne fis que regarder une succession de scènes. De temps en temps, on voyait des militaires, ils avaient des mitraillettes à la main, ça plaira toujours aux petits garçons, du moins ceux de l'ancienne génération... Puis vint la séquence où la très belle Romy Schneider est passée au lance-flammes par des SS qui l'avaient auparavant violée et tuée sa gamine sous ses yeux.


Je vis cette mise à mort, extrêmement réaliste pour l’époque et horrifiante. Son cadavre carbonisé se retrouvait comme prostré contre le mur. Mon esprit encore très jeune me fit croire que le feu l’avait transformée en statue et incrustée dans le mur.


La musique également, signée François de Roubaix, me fit un effet désastreux. Ce roulement synthétique, ces vagues de sons, produites par un Arp 2600, contribuèrent à ce climat oppressant. Ce fut une scène à jamais gravée dans ma mémoire.



Je ne sais plus trop ce qui s’est passé après ça. Peut-être que ma mère s’en rendue compte du contenu du film, qui devait sans doute arborer un beau carré blanc, et a éteint la télé ou m’a expédié dans ma chambre, mais c’était trop tard. J’avais vu la scène et elle allait avoir des conséquences terribles pour la nuit à venir.

Les invités repartis dans leur banlieue lointaine, le salon et la cuisine sommairement nettoyés et rangés, mes parents couchés, le calme revint dans la maison mais pas dans ma tête. Allongé dans mon lit, sur le dos, raide et immobile, comme dans un cercueil, avec mes draps en guise de linceul, je vis défiler les minutes des heures... La nuit fut longue à devenir demain. Très longue ! Le souffle du lance-flammes, la « statue dans le mur », les cris, les nappes de synthé flippantes, tout cela tournait dans ma tête et revenait sans cesse jusqu’à me hanter. Le moindre bruit nocturne me terrifiait. Un craquement de meuble, le vent dans la fenêtre, le voisin du dessus qui marchait... Je ne pouvais même pas allumer ma lumière pour me rassurer. Ma mère se serait pointée dans la chambre illico et m’aurait probablement engueulé parce que je ne dormais pas, qu'il y avait école demain, que l'électricité ça coûtait cher etc. Inutile de se confier à des gens aussi bornés et mieux vaut subir sa peine seul en gardant les yeux grands ouverts dans l'obscurité, c’était ma seule veilleuse. Je n'avais pas le choix, je savais que si je les fermais, quelque chose de monstrueux me dévorerait.

Du fait du manque de sommeil, la journée suivante fut difficile à gérer mais, heureusement, l'horreur ne dura pas. Avec l'école, les copains, Goldorak, la vie, je m'étais aéré la tête et la nuit suivante fut nettement plus calme, j’avais déjà presque oublié. Mais le traumatisme ne manquait pas de se réveiller à mon souvenir à chaque rediffusion du film. Encore aujourd’hui, le revoir me rappelle cette fameuse nuit blanche dans le noir. Sans doute ma toute première.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire