LE SPECTRE DU COIFFEUR

L’alerte avait été donnée alors que je m’apprêtais à traverser la rue avec ma voisine de palier pour nous rendre à l’usine scolaire qui se trouvait à moins de 300 m de là.
De nature responsable, la très laide contractuelle placée entre les deux trottoirs faisait consciencieusement son boulot en nous interdisant de traverser tant qu’elle n’était pas sure que nous pouvions le faire. Puis, après un bref mouvement circulaire de képi, voyant aucune Renault 12 et autres Diane 6 à l’horizon, elle se mit au milieu de la route, bras écartés, et nous lança :

- Allez les filles !

Cette phrase fut pour moi un coup de pelle dans la tronche assorti d’un coup de masse derrière le crâne. On m’avait pris pour une gonzesse !! A notre époque inversée, ça n’aurait pas posé de problème, au contraire, ça aurait été même très bien vu ! Mais là, nous étions au début des années 80 et j’avais tout juste 10 ans.
Qu’est-ce qui avait pu provoquer cette phrase ? Avais-je distraitement ce matin-là enfilé une jupe au lieu de mon jogging Adidas gris ? Non. M’étais-je maquillé ? Non, je ne connaissais pas encore la new wave. En fait, tout venait de ma coupe de tifs, cette tignasse épaisse, abondante et insupportable ! J’avais les cheveux bien trop longs pour un garçon.
A vrai dire, ce n’était pas trop grave. Les codes vestimentaires et esthétiques des années 70 perdurèrent jusqu’en 1983 en gros et la plupart des gamins étaient encore largement membres du club de la coupe Playmobil, les photos de classe de cette période en attestent. Et ça m’arrangeait car il fallait à tout prix pour moi repousser le spectre du coiffeur.


Le coiffeur. Ce mot résonne encore chez moi comme l’antichambre de la mort. On ne dira jamais à quel point les traumatismes enfantins peuvent vous marquer à vie.
Mes premières visites dans cet antre de la folie furent marquantes. J’avais quoi ? 3 ou 4 ans peut-être. Des souvenirs diffus, délavés. Comme tous les trucs choquants, le subconscient nettoie à grandes eaux le pire. Une vitre fumée en guise de porte, une pièce surchauffée, une odeur âcre, un carrelage jonché de mèches issues des précédentes victimes, une blondasse décolorée avec des ciseaux énormes à la main pour me couper en deux… C’était bien plus stressant qu’une rentrée des classes.


Avoir les cheveux dans le cou ne gêne que les bourreaux. Mais lorsque ma frange me tombait presque sur les yeux, là, c’était plus embêtant et il fallait y remédier. Ma mère sautait sur l’occasion pour jouer elle-même à la coiffeuse, métier qu’elle aurait sans doute voulu exercer. Elle fait partie de ces gens qui pensent qu’ils peuvent tout faire de leurs dix doigts juste en ayant vu une simple démo devant eux ou à la télé. Ils se lancent ensuite avec beaucoup d’enthousiasme, presque de fièvre. Ça les mène, et ça ne se passe jamais comme prévu parce qu’ils n’ont aucun talent ni habileté pour la chose. Ils font surtout des victimes.


Certains mercredis matins, je lui servais d’exutoire en jouant les têtes à coiffer. Elle achetait même tout spécialement d’étranges appareils à des camelots au marché. Vous savez, ces gadgets semblant rescapés d’un concours Lépine roumain et qui sont supposés vous faciliter la tâche. Le bidule qui ouvre les bocaux sans fatigue, le machin qui nettoie de façon presque magique… Là, c’était des trucs qui coupaient les cheveux. Ciseaux ergonomiques pour manchots et autres tronçonneuses à piles, j’ai tout testé, tout subi.


Je parle des bourreaux plus haut et c’était un peu ça pour moi. Les dernières minutes avant l’exécution. Ma mère me sortait de ma chambre tôt le matin, me faisait asseoir sur un tabouret, me mettait plusieurs serviettes autour du cou, sortait ses instruments de torture capillaire et le cauchemar commençait.
Je voyais la lame des ciseaux juste au-dessus de mes yeux, coupant de traviole une mince bande de cheveux et toujours avec ces ordres presque aboyés :

- Bouge pas ! Reste tranquille ! Il faut que ça soit droit !

Comme ces truies qui se rasent puis se redessinent les sourcils, un côté était toujours mal foutu, alors on égalisait. Mais c’était l’autre côté ensuite qui n’allait plus, alors on égalisait encore etc. Playmobil je vous dis !



Mais ces rustines cosmétiques ne suffisaient pas toujours et, à un moment ou à un autre, il fallait donc aller chez le coiffeur. Pour de bon ! Seigneur…
On arrivait dans cet endroit digne d’un labo de meth tant l’odeur de produits chimiques mêlés était intense, avec des rombières assises, la tête encastrée sous d’énormes casques chauffants, comme si elles étaient en pleine reprogrammation de leur cerveau, feuilletant des magazines ineptes et s’inquiétant du fibrome de Caroline de Monaco…
Ma mère saluait la coiffeuse, qu’elle connaissait plus ou moins, et me confiait à ses bons soins. Tu parles ! Elle m’emmenait à l’abattoir oui !

- Quelle coupe on lui fait ? 
- Stone !

Stone. Vous savez, la coupe au bol chic. Ma mère n’ayant jamais eu le sens du rythme, elle fut donc une grande fan de cette variété de merde distillée dans les années 70 dans chaque émission de Guy Lux ou des Carpentier. Cloclo et « son fils unique », Stone et Charden, Mireille Mathieu, Serge Lama… Ils avaient tous la même coupe, il était logique que j’en hérite. Dans ces années-là, les enfants avaient la coupe des idoles de leurs parents. De nos jours, ils ont le prénom…



Sanglé dans un siège imitation skaï, le façonnage commençait. Et en avant pour une espèce de casque de cheveux à la sortie ! Et à moi, on ne me demande pas mon avis si ça me plaît ou pas ? Ah ben non, c’est vrai, il faut que le petit garçon à sa maman soit beau, une sorte de poupée qui enverra une fois en classe un message aux élèves, à la maîtresse, voire aux autres parents à la sortie, et qui dira en substance :

- Regardez comme ma mère prend bien soin de moi ! Admirez quelle bonne mère elle est !

De la manipulation et de la vitrine indirecte.

Une bonne heure plus tard d’insupportables tripotages d’enfant même pas punissables par la loi, de cheveux tombés dans les yeux, de laque puante, de coups de peigne douloureux et de séchoir brûlant, je sortais enfin du purgatoire pour entrer en enfer. Le résultat était là. Une gueule de con !
Contrairement aux petits arabes qui revenaient du bled la tête tondue et angoissaient de se montrer ainsi, je ne me faisais pas trop de bile sur les quolibets le lendemain matin à l’école puisque chaque classe contenait une majorité de garçons avec la même coupe, et parfois même des filles. Mais ça n’atténuait pas le fait que je me sentais moche. Et tout cela n’aide pas sur l’estime de soi ensuite.


Je sortis enfin du tunnel en 1984. Agé de presque 12 ans, je commençais à avoir la voix qui changeait et quelques poils ça et là, sans parler de ma zigoubite qui se durcissait parfois sans raison apparente. Le caractère s’était durci lui aussi et il était temps que je tonne de ma voix de presque mâle. Ras le bol de ressembler à Serge Mathieu ou Mireille Lama ! Allez, coupe en brosse avec la fameuse queue de rat dans le cou décolorée en blond à la bombe. New wave !


Rétrospectivement, rien n’avait bien changé. J’avais toujours l’air d’un con, mais au moins, c’était MA connerie que je trimbalais, et pas celle des autres. On a la dignité qu’on peut.

1 commentaire:

  1. Très bon article, à la différence que j'appréciais l'odeur de shampoing et de laque chimique qui se dégageait du salon de coiffure ainsi que ses plantureuses coiffeuses qui se collait à moi et dont le chemisier entrouvert laissait apparaitre une poitrine généreuse, de ma jeunesse dans le sud de la france mais c'est vrai que concernant la coupe c'est véritablement comme décrit, ma mère possède une photo de moi où je ressemble à Mireille Mathieu et personnellement la période coiffure rebelle est passé par la queue de cheval mais c'est maintenant que je redoute le coiffeur, ayant perdu une bonne partie de les cheveux , Duss avec un D comme Duss

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